M. Florence est instituteur dans le petit hameau des Chaumes. Dans ce village vivent les frères Rantzau, les deux plus riches propriétaires de la région, qui se détestent et se jalousent mutuellement. Tout le village subit cet affrontement entre les deux hommes, qui inculquent cette animosité à leurs enfants. Seuls M. Florence, ainsi que M. Jannequin, le curé, essaient tant bien que mal de se maintenir entre les deux camps et de les réconcilier.
Extrait : Malgré le grand âge du beau-père et sa faiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’être heureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, à l’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adopté par la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ; avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, aux baptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous des parents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et le reste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de la maison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes, nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi un porc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompense des peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien, et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de ne jamais entrer dans une dispute du village. M. le curé Jannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de ses abeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne, et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’était un de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérience et de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant des prédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeure sans nouveaux accidents. Il en avait tant vu… tant vu de toutes sortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et des missionnaires parcourant toute la France pour convertir les hérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étant ensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au moment où le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait les yeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.
« Florence, me disait-il en levant la main, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-il donc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui les suivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairé personne !… Quel malheur ! »
Et puis, s’arrêtant, il murmurait :
« Songeons à autre chose ! »
Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dans l’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération de tout le pays.
Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, le père Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est la première grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Ma femme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller à l’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fus obligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fus obligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetière du village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dans de pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste, et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, les chagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.
Les deux frères - Erckmann-Chatrian (livre audio) | @ebookaudio
Extrait : Malgré le grand âge du beau-père et sa faiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’être heureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, à l’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adopté par la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ; avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, aux baptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous des parents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et le reste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de la maison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes, nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi un porc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompense des peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien, et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de ne jamais entrer dans une dispute du village. M. le curé Jannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de ses abeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne, et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’était un de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérience et de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant des prédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeure sans nouveaux accidents. Il en avait tant vu… tant vu de toutes sortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et des missionnaires parcourant toute la France pour convertir les hérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étant ensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au moment où le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait les yeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.
« Florence, me disait-il en levant la main, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-il donc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui les suivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairé personne !… Quel malheur ! »
Et puis, s’arrêtant, il murmurait :
« Songeons à autre chose ! »
Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dans l’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération de tout le pays.
Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, le père Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est la première grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Ma femme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller à l’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fus obligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fus obligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetière du village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dans de pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste, et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, les chagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.

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