Sollicitée par ses amis intimes, la vieille marquise du Deffand, femme de lettres célèbre ayant tenu salon à Paris, devenue aveugle, se décide à dicter ses mémoires. Marie de Chamrond, fille du comte de Vichy Chamrond, gentilhomme de Bourgogne, est destinée à la vie monastique et placée dès l'âge de six ans au couvent de la Madeleine du Traisnel à Paris. Passé l'innocence de l'âge tendre, elle prend conscience des contraintes sociales et se forge une opinion irrémédiable sur la religion et l'existence de Dieu qu'elle niera le reste de sa vie. Forte de ce constat, elle refuse l'état monastique et entre dans le monde auprès de sa tante, madame de Luynes. Extrait : M. Walpole me donna, un peu brusquement peut-être, selon sa coutume, un moyen de combattre mon ennemi capital, l’ennui, l’ennui qui me dévore et me poursuit, en dépit de tous mes efforts. Il m’engagea à écrire les souvenirs de ma vie ; il me dit que j’ai beaucoup vu, et que, par conséquent, j’ai beaucoup à me rappeler. Cela est vrai, mais je m’ennuie tant de ma triste personne, qu’il m’ennuiera encore plus peut-être de parler de moi. J’ai une ressource, sans doute, une ressource que j’emploierai certainement, et cette ressource, c’est de m’occuper plus des autres que de moi-même.
Je mettrai en pratique la maxime chrétienne envers le prochain, et je tâcherai de le déchirer le moins possible, ce pauvre prochain, que j’ai toujours trouvé si étrangement particulier, et qui me l’a souvent bien rendu.
Parlons donc du prochain, puisqu’il le faut. Tous les prochains ne se ressemblent pas, néanmoins ; le prochain de ma jeunesse avait une autre figure que le prochain d’aujourd’hui, un autre esprit, d’autres idées ; il ne me paraît pas, je l’avoue, qu’il ait gagné depuis ce temps. J’ai tant perdu, moi ! Serais-je donc la seule maltraitée ?
D’abord, une pauvre aveugle telle que moi est bien à plaindre ; elle doit s’en rapporter toujours aux autres, n’avoir de confiance en personne, et s’attendre à ce qu’on l’attrapera constamment. Le malin petit secrétaire, auquel je dicte, écrira-t-il ce que je lui dirai ? Les jeunes filles sont espiègles : celle-ci l’est beaucoup assurément, et très capable de me faire adresser à la postérité, si postérité il y a une foule d’impertinences que je signerais, tandis que le véritable nom de celle qui les aurait écrites resterait inconnu. Comment faire ? Je suis sûre qu’elle rit, en traçant ces lignes, fruit de ma mauvaise humeur. Hélas ! on rit si bien à vingt ans ! C’est ce que je ne saurai plus jamais, c’est ce que j’ai tant su autrefois.
Autrefois ! – le vilain mot, en toute occasion ! et combien nous le prononçons en notre vie ! C’est le mot du regret, le compagnon du souvenir ; c’est le mot du passé, cette moitié de notre existence qui dévore l’autre, chaque jour, jusqu’à ce qu’elle l’absorbe entièrement.
— Autrefois ! autrefois, j’étais jeune ! autrefois, j’étais belle ! autrefois j’étais fêtée, désirée ! dit la vieillesse.
— Autrefois, j’étais riche, j’étais puissant, j’avais des courtisans et des amis ! dit l’ambitieux déçu.
— Autrefois, j’étais aimé ! dit l’amour qui s’envole.
— Autrefois, j’étais dans la crotte, je vendais mon temps et mes peines, dit le parvenu ; aujourd’hui, je vends ma conscience et j’achète celle des autres.
Que d’autrefois je pourrais ajouter à ceux-là ! mais il faut arriver au mien, qui est, en ce moment, le plus nécessaire ; il les renferme tous, excepté que je n’ai jamais rien vendu, et guère acheté, faute de moyens de faire des emplettes. Il est sûr que je sais beaucoup de choses, et que mon autrefois est très vaste. J’ai vu la cour sans en faire partie, bonne position pour la juger impartialement. J’ai vu ce qu’il y a à la ville de gens qu’on avoue. J’ai vu surtout, et je connais mieux que personne, cette coterie de raisonneurs, ce noyau de beaux esprits qui dirigent ce siècle et qui le mènent, selon moi, droit à sa perte, ces philosophes qui veulent faire école, et qui analysent même ce qu’ils ne savent point. Je ne les aime guère, c’est une raison pour les bien voir, et je vous promets, mon cher lecteur, de les bien peindre. Ils ont revêtu un manteau sévère et changeant toutefois, dont la riche étoffe chatoie au soleil : il est d’une couleur indifférente, suivant que ses rayons le frappent ou s’en éloignent. Je vous en ferai voir la doublure, c’est là le curieux. Combien de haillons grouillent sous ces oripeaux !
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