Erckmann-Chatrian est le nom de plume sous lequel signaient deux écrivains français : Émile Erckmann et Alexandre Chatrian.
Extrait : — Kasper, si nous conservons ce temps encore six semaines, nous aurons ce qui s’appelle une année riche en tous les biens de la terre. La vigne n’a plus rien à craindre, le grain est formé, et maintenant il ne lui faut plus que la force du soleil, qui renferme dans ses rayons une douceur singulière ; c’est, à proprement parler, la vie et l’âme des hommes, et cette grande douceur vient des comètes. Oui, nous aurons une fameuse année, et je suis bien content de n’avoir pas vendu mes futailles, malgré le bon prix que m’en offrait Mériâne. Les gens de la haute montagne n’auront pas à se plaindre non plus, car il est tombé de la pluie en abondance au printemps ; les pommes de terre se sont fortifiées et les blés ont pris du corps. Regarde tout là-haut, sur la côte, ces plaques jaunes comme de l’or entre les sapins, ce sont les avoines de l’anabaptiste Pelsly ; il en a six arpents d’une pièce. Et là-bas, dans l’ombre de Rhéethal, ces grands carrés bruns, ce sont les pommes de terre de Turckheim ; les tiges commencent à se flétrir à cause de la grande chaleur, mais elle ne peut plus leur nuire ; elles sont toutes formées. Enfin, enfin, tout le monde peut être content, car le Seigneur comble de ses bénédictions toute la terre. Descendons, Kasper ; ferme bien la porte, que les fouines n’entrent pas.
Il descendait alors l’échelle à reculons. Je le suivis dans l’obscurité, après avoir bien refermé la porte et tiré le verrou. Arrivés dans le grenier au-dessous, l’oncle, me posant la main sur l’épaule, me dit en riant :
— C’est pour le coup, Kasper, qu’il va falloir te mettre en route et souffler dans ta clarinette ; plus l’année est bonne, plus les gens sont généreux : ils ne regardent pas à deux « groschen », ni à trois non plus. Tâche de gagner de l’argent, tâche d’avoir tes deux arpents de vigne cet hiver ; avec les trois que tu as déjà et les miens, cela fera du bien au ménage. Hé ! hé ! garçon, pense qu’il faut profiter de ta jeunesse.
Alors je me sentis vraiment heureux, car, en parlant de la sorte, l’oncle Conrad songeait à mon mariage avec Margrédel. Il descendit ensuite dans la cour, et de ma fenêtre, qui donnait de ce côté, je le vis entrer sous la grande échoppe, visiter ses tonnes et ses foudres, examiner les cercles l’un après l’autre, puis s’arrêter quelques instants après les bras croisés devant le pressoir. Enfin il ouvrit la porte du cellier à droite, et je l’entendis frapper sur les tonnes vides, qui retentissaient au fond des voûtes sonores.
Le soleil était magnifique.
Midi ayant sonné, je descendis dans la grande salle, où je trouvai Margrédel en train de mettre la nappe. Alors je lui racontai les paroles de son père en lui prenant la main ; elle baissait les yeux et ne disait rien
Confidences d'un joueur de clarinette - Erckmann-Chatrian (livre audio | @ebookaudio
Extrait : — Kasper, si nous conservons ce temps encore six semaines, nous aurons ce qui s’appelle une année riche en tous les biens de la terre. La vigne n’a plus rien à craindre, le grain est formé, et maintenant il ne lui faut plus que la force du soleil, qui renferme dans ses rayons une douceur singulière ; c’est, à proprement parler, la vie et l’âme des hommes, et cette grande douceur vient des comètes. Oui, nous aurons une fameuse année, et je suis bien content de n’avoir pas vendu mes futailles, malgré le bon prix que m’en offrait Mériâne. Les gens de la haute montagne n’auront pas à se plaindre non plus, car il est tombé de la pluie en abondance au printemps ; les pommes de terre se sont fortifiées et les blés ont pris du corps. Regarde tout là-haut, sur la côte, ces plaques jaunes comme de l’or entre les sapins, ce sont les avoines de l’anabaptiste Pelsly ; il en a six arpents d’une pièce. Et là-bas, dans l’ombre de Rhéethal, ces grands carrés bruns, ce sont les pommes de terre de Turckheim ; les tiges commencent à se flétrir à cause de la grande chaleur, mais elle ne peut plus leur nuire ; elles sont toutes formées. Enfin, enfin, tout le monde peut être content, car le Seigneur comble de ses bénédictions toute la terre. Descendons, Kasper ; ferme bien la porte, que les fouines n’entrent pas.
Il descendait alors l’échelle à reculons. Je le suivis dans l’obscurité, après avoir bien refermé la porte et tiré le verrou. Arrivés dans le grenier au-dessous, l’oncle, me posant la main sur l’épaule, me dit en riant :
— C’est pour le coup, Kasper, qu’il va falloir te mettre en route et souffler dans ta clarinette ; plus l’année est bonne, plus les gens sont généreux : ils ne regardent pas à deux « groschen », ni à trois non plus. Tâche de gagner de l’argent, tâche d’avoir tes deux arpents de vigne cet hiver ; avec les trois que tu as déjà et les miens, cela fera du bien au ménage. Hé ! hé ! garçon, pense qu’il faut profiter de ta jeunesse.
Alors je me sentis vraiment heureux, car, en parlant de la sorte, l’oncle Conrad songeait à mon mariage avec Margrédel. Il descendit ensuite dans la cour, et de ma fenêtre, qui donnait de ce côté, je le vis entrer sous la grande échoppe, visiter ses tonnes et ses foudres, examiner les cercles l’un après l’autre, puis s’arrêter quelques instants après les bras croisés devant le pressoir. Enfin il ouvrit la porte du cellier à droite, et je l’entendis frapper sur les tonnes vides, qui retentissaient au fond des voûtes sonores.
Le soleil était magnifique.
Midi ayant sonné, je descendis dans la grande salle, où je trouvai Margrédel en train de mettre la nappe. Alors je lui racontai les paroles de son père en lui prenant la main ; elle baissait les yeux et ne disait rien

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